Europe: déprédation sociale par pilotage de processus, échec de Hayek, politique sociale forte

"L'Europe à coeur", Sculpture Ludmila Tcherina, PE Strasbourg

Dans mes deux articles précédents nous avons observé que le père fondateur de l'Europe n'est pas Jean Monnet ou Robert Schuman, mais l'idéologue ultra-libéral Hayek qui voulait un affaiblissement des souverainetés nationales et politiques des états européens au profit d'une market governance qui se veut naturellement agglutinante, fédérative et harmonisante pour le bien des peuples...


Cette Europe librement holoéchangiste devait servir les intérêts de Winston Churchill commandité par les Etats Unis: une Europe économiquement efficace mais veule et pusillanime politiquement. Nous avons aussi observé qu'un marché à monnaie unique et à banque centrale indépendante sans union politique et sans décisions centrales macroéconomiques ne pouvait que conduire à une "guerre civile sociale" entre les différents Etats membres de l'Union européenne. Dans cette troisième partie nous observerons le modèle social fédérateur absent et le non modèle européen de ce qui ne sera qu'un marché commun à l'image du §3 de la Constitution européenne rejetée par les NON hollandais et français et la Cour constitutionnelle fédérale allemande.

c] Déprédation sociale pilotée par processus,
"grandeur" et échec de de l'idéologie ultra-libérale de Hayek, politique sociale forte


Devant sa machine, au volant de son tracto-pelle, au bureau, la nécessité d'un système social européen unifié n'a pas été perçue d'autant plus qu'il ne semble pas que les politiques sociales nationales produisent des effets externes aux frontières. Les régions frontalières sont d'un tout autre avis et l'Alsace, par exemple, a toujours été très sensible à la très haute valeur de l'ouvrier allemand intégré dans le système de codécision et dans le système des négociations d'automne qui ne sont qu'une lutte des classes à l'allemande, une lutte responsable, digne et forte, avantageuse pour les employés et pour les entreprises qui jouissent d'une très grande stabilité du climat social. Un alsacien ne peut qu'être affligé par les habitudes syndicales française, de "la France de l'Intérieur", qui ne sont que des gestions de baillis. Le patronat français, s'il feint de se plaindre, profite pleinement de cette situation qui conduit épisodiquement à des grèves, mais qui ordonne la croissance durable de la déprédation sociale, dont le syndicalisme français est seul responsable. C'est un syndicalisme de clan, un syndicalisme politique et non un syndicalisme de branche qui n'a comme seule "adversaire", les donneurs d'ordre, les détenteurs des parts sociales (actions). Le syndicalisme français est du folklore gaulois, heureux de lui-même et impuissant.

La présence de modèles sociaux différents selon les États membres européens explique la primauté de l'intergouvernemental sur le supranational en Europe. Les frontières dans l'espace européen et dans l'espace Schengen ont sauté, mais le travailleur, la cuisine et la langue restent des étrangers qui s'observent ou s'envient. Chaque modèle social est un vecteur d'identité puissant, fruit de l'histoire et résultat de préférences collectives. Qui sait encore que le système allemand paritaire rhénan de codécision remonte à la révolution de novembre de 1918 qui a vu apparaître avec l'abdication du Kaiser Wilhelm II. et sous la République socialiste de Karl Liebknecht et avec Spartakus, Rosa Luxembourg les Arbeiterräte (conseils d'ouvriers)?

La convergence des systèmes sociaux européens est illusoire. Pourtant un grand marché unique doit fonctionner dans un environnement social assez homogène. Comme une uniformisation n'existe pas, la spirale aspirante du dumping fiscal et social devient la règle européenne. C'est sans doute ce que voulait Hayek avec son Rule of Law, le Gouvernement du droit, l'État de droit dans lequel une loi supérieure s'impose. Cette loi supérieure d'harmonisation est le Libéralisme que Hayek nourrissait dès les années 30 dans ses réflexions acharnées contre le Socialisme.

Selon Hayek, le système performant de la concurrence est à ce point vertueux qu'il doit aussi s'appliquer aux politiques publiques. En 1944 parait son ouvrage phare, "La route de la servitude". La thèse centrale est que la socialisation de l'économie et l'intervention massive de l'Etat sur le marché débouchent sur la suppression des libertés individuelles. Le pouvoir coercitif de l'État transforme toute question économique ou sociale en question politique. Il considère qu'il n'existe pas de différence de nature mais seulement de degré entre communisme, nazisme, socialisme, totalitarisme, social-démocratie. Hayek méprisait le service public qui ne pouvait que "conduire à la servitude". Sous cet éclairage nous comprenons bien mieux pourquoi l'Europe a su, depuis sa fondation et en particulier depuis le Traité de Rome, se soumettre sans débat publique et sociétal à toutes les injonctions à suivre pour être membre de l'OMC et pourquoi elle s'empresse à devancer même l'application de l'AGCS, l'Accord Général sur la Commercialisation des Services.

L'idéologie de Hayek continue à faire ses ravages et il existe actuellement en Europe une grande tolérance aux inégalités et à la réduction des protections sociales. La volonté de construire un espace de solidarité reste introuvable. Bismarck qui avait institué la sécurité sociale il y a 150 ans avait imposé une vision et une gestion sociale de l'économie: il admettait l'interaction vertueuse entre le développement économique et la protection sociale. Il voulait dégager les individus des pures lois du marché et soutenir l'économique par le social. De nos jours l'opinion est largement admise que la générosité des politiques sociales nuit gravement à l'efficacité économique. De même le Welfare State (Etat providence) introduit par Beveridge en Angleterre dès 1942 passe pour être une insulte à la bienséance. Chez les djeuns', les trentas et les quadras on se dit unisono "que l'on ne veut pas payer pour les autres". La conscience d'une solidarité nationale n'existe pas chez eux, mais la société française a-t-elle tout fait pour les intégrer? La polémique à l'encontre d'une régulation sociale commence à avoir une assez large répercussion à partir de 1974. Hayek et ses amis néo-libéraux argumentent contre le "nouvel égalitarisme" promu par le Welfare state, l'Etat-providence qui est destructeur de la liberté des citoyens et de la vitalité des compétences, deux qualités dont dépend la prospérité pour tous. Pour Hayek l'inégalité est une valeur positive - en fait indispensable en tant que telle - dont les sociétés occidentales ont besoin.

L'évolution actuelle de la société européenne qui privatise tous les secteurs, les secteurs publics, qui dérégularise le contrat de travail et qui multiplie leur nombre pour "répondre aux besoins des entreprises et de la réalité économique", qui jette une partie de plus en plus grande de la population dans la précarisation et dans la pauvreté a été prévue et promue par Hayek et ses amis de la "Société du Mont-Pélerin" qui s'était réunie près de Vevey en Suisse en 1947, lorsque les fondements de l'Etat social se mettent effectivement en place dans l'Europe d'après-guerre. Hayek avait convoqué ceux qui partagent son orientation idéologique et qui sont des adversaires de l'État social en Europe mais aussi des ennemis du New Deal américain. Hayek et ses amis, dont Maurice Allais, Milton Friedman, Karl Popper, avaient fondé cette Société du Mont-Pèlerin, une sorte de franc-maçonnerie néo-libérale, bien organisée et consacrée à la divulgation des thèses néo-libérales, avec des réunions internationales régulières. L'objectif de la Société du Mont-Pèlerin est, d'une part, de combattre le keynésianisme et les mesures de solidarité sociale qui prévalent après la Seconde Guerre mondiale et, d'autre part, de préparer pour l'avenir les fondements théoriques d'un autre type de capitalisme, dur et libéré de toute règle. Hayek et les néo-libéraux n'eurent pas de succès dans la période des Trente Glorieuses qui permettait tout autant un enrichissement général et un certain accomplissement de l'Etat providence

C'est à partir de la grande crise du modèle économique de l'après-guerre, en 1974, et de la crise du pétrole que l'idéologie néo-libérale de Hayek avait engagé sa propagation qui semble ne plus être freinée par une pensée, une réflexion politique, un débat dans la société, une action politique et syndicale. Un consensus de fait s'installe. L'ensemble des pays capitalistes développés entre dans une profonde récession. Pour la première fois se combinent un taux de croissance bas et un taux d'inflation élevé (stagflation).

Hayek et ses protagonistes affirment "que les racines de la crise se trouvent dans le pouvoir excessif et néfaste des syndicats et du mouvement ouvrier qui ont sapé les bases de l'accumulation privée de l'investissement par leurs revendications salariales et par leurs pressions visant à ce que l'Etat accroisse sans cesse des dépenses sociales parasitaires. Ces deux pressions ont entamé les marges de profit des entreprises et ont déchaîné des processus inflationnistes (hausse des prix) qui ne pouvaient que se terminer en une crise généralisée des économies de marché".

Dès lors, le remède est clair pour Hayek: "maintenir un Etat fort, capable de rompre la force des syndicats et de contrôler strictement l'évolution de la masse monétaire (politique monétariste). Cet Etat doit par contre être frugal dans le domaine des dépenses sociales et s'abstenir d'interventions économiques. La stabilité monétaire doit constituer l'objectif suprême de tous les gouvernements (j'espère que vous reconnaissez ici les 4 critères de Maastricht concernant la stabilité de l'Euro dans la zone Euro!!). Dans ce but, une discipline budgétaire est nécessaire, accompagnée d'une restriction des dépenses sociales et de la restauration d'un taux dit naturel de chômage, c'est-à-dire de la création d'une "armée de réserve de salariés", de bataillons de chômeurs, d'un volant de chômage qui permette d'affaiblir les syndicats (Nous reconnaissons ici l'idéologie du NAIRU développée sur ce site). En outre, des réformes fiscales doivent être introduites afin d'inciter les "agents économiques" à épargner et à investir."

Pour Hayek cette proposition implique simplement une réduction des impôts sur les revenus les plus élevés des personnes et sur les profits des sociétés. "Ainsi, une nouvelle et salutaire inégalité réapparaîtra et dynamisera les économies des pays développés malades de la stagflation, maladie résultant de l'héritage combiné des politiques inspirées par Keynes et Beveridge, c'est-à-dire de l'intervention étatique anticyclique (visant à amortir les récessions) et de la redistribution sociale. Cet ensemble de mesures a déformé de façon désastreuse le cours normal de l'accumulation du capital et le libre fonctionnement du marché." Selon cette théorie néo-libérale, la croissance reviendra naturellement lorsque sera atteinte la stabilité monétaire et qu'auront été réactivées les principales incitations (défiscalisation, limitation des charges sociales, déréglementation, etc.).

A travers Hayek je lis l'Europe, à travers le texte sur la Constitution européenne (TCE) je lis Hayek. L'Europe actuelle est affligeante par son manque d'inspiration et d'ambition. L'Europe actuelle est affligeante pour avoir anticipé l'application de l'idéologie ultralibérale de Hayek, l'Europe est sinistre pour avoir copié de manière "visionnaire" Hayek et pour préparer sa servitude à l'OMC, à l'AGCS. L'Europe n'est que l'image d'un entrepreneuriat rétrograde, celui du management financier et de la concurrence par les prix, au lieu d'innover et d'investir résolument dans l'avenir, le pays, l'État, la République d'Europe. Les États membres de l'Europe aident et stimulent dans le secteur commercial, industriel et de services le management d'entreprise le plus paresseux qui soit, celui de la simple concurrence par le prix, en organisant la concurrence par les systèmes sociaux, puisque la politique fiscale et la politique sociale sont les dernières variables d'ajustement dans un grand marché unique qui n'utilise pas les instruments macroéconomiques de régulation.

L'économiste américain Jeffrey Sachs tire en 2006 "les vraies leçons économiques de l'Europe du Nord". Selon lui, Hayek avait tort et les pays nordiques ont profité et non souffert d'un État providence fort. Une politique sociale forte est le garant de la croissance durable et remplit plusieurs fonctions économiques essentielles:
- elle accroît la valeur du capital humain et favorise la croissance
- elle réduit l'incertitude sur le futur des acteurs économiques (Wirtschaftspartner en allemand, "partenaires économiques"), elle augmente la confiance dans l'avenir
- elle est par essence keynésienne par son soutien à la conjoncture économique (relance par la consommation) pour assurer une croissance régulière
- elle forge la stabilité politique qui permet le développement économique sur le long terme et évite les alternances politiques aux politiques économiques contradictoires et qui s'annulent les unes les autres

Je ne suis pas dupé par ma propre ambition de donner du pouvoir d'achat aux précarisés, aux pauvres, aux classes moyennes et de soutenir l'économie par la relance de la demande intérieure. A côté de l'extrême urgence sociale à laquelle il faut apporter une réponse rapide, il faudra requalifier le PIB, l'accroissement global de richesses, dans une vision de la croissance durable, solidaire avec l'ensemble de la planète qu'il faut préserver. (Mon site se donne aussi pour tâche future d'observer l'après-Kyoto).

Il est donc temps que la politique européenne s'attache à créer une très forte convergence des politiques économiques et sociales. Il faut établir les bases d'un gouvernement économique pour l'Europe et Jean Monnet et Robert Schuman seront réhabilités dans leur volonté de donner la primauté au politique.

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Cette analyse comporte trois parties:

a] Hayek, père de l'Europe, de l'OMC, du dumping humain global avant l'illusionniste Jean Monnet
b] Hayek, Jean Monnet, la BCE on tué l'Europe et déclenché la guerre civile des travailleurs
c] Europe: déprédation sociale par pilotage de processus, échec de Hayek, politique sociale forte


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Cette série d'articles est inspirée de l'Observatoire des Politiques Economiques en Europe (OPEE) et complétée par mes approfondissements personnels.
Thomas Rudolf, IECS Strasbourg.

Commentaires

1. Le 11. décembre 2006, par thomas rudolf

Je viens de pomper ceci sur le site de Marie Noëlle Lienemann, Eurodéputé PSE:

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Pouvoir d’achat, vie chère, l’urgence désormais manifeste !

Quand nous disions que la défense du pouvoir d’achat serait un thème majeur des présidentielles, certains bons esprits nous faisaient un procès en archaïsme, se gaussaient de notre insistance à juger prioritaire la hausse du SMIC, de résister à cette dérive libérale qui désormais précarise et affaiblit aussi une large part des couches moyennes, et négligeaient l’exigence de redistribution des richesses pour relancer l’économie et redonner crédit à notre projet républicain.. D’autres sujets semblaient plus à la mode, mais la réalité finit toujours par s’imposer.et la réalité est dure.
Les récentes publications sur la pauvreté sont éloquentes : plus de 7 millions de français vivent avec moins de 800 Euros par mois. Les chiffres seraient plus alarmants encore, si étaient pris en compte ceux dont les ressources sont inférieures à 1000 Euros et qui n’arrivent pas à s’en sortir. Il a d’une part des salaires insuffisants, d’autres part le prix des dépenses obligatoires qui explosent. Il s’agit du logement, des transports, des assurances, de l’énergie…de ce coté là, le gouvernement n’a pris aucune mesure pour limiter les dérapages de ces dépenses, au contraire il a, comme dans le secteur du logement et de l’immobilier, entretenu la dérive, la spéculation…

2. Le 12. décembre 2006, par fmds21

Il faut aussi souligner Thomas, que les ultra libéraux n'aiment pas la démocratie qui contrarie toutes les actions entreprises par les capitalistes. C'est pourquoi l'UE s'est construite en dehors d'un processus démocratique et par dessus les états nationaux avec une commission nommée. C'est pourquoi le système social français est vilipandé au même titre que l'état fort et redistributeur. Les pays nordiques résisteront ils encore longtemps attaqués insidieusement de toutes parts ? Alain Piegay

3. Le 9. février 2010, par Thomas, le Cimbre,
Les fonds de pension américains ont perdu en 10 ans 60,7% de leur valeur, la retraite perçue par un américain de 65 ans a baissé de 71,7% (Source Lipper). Vous êtes en face du raté de la nouvelle politique économique promue idéologiquement par l'OMC, le commerce libre et de la privatisation globalisée. Avec la "crise" de 2009-2010, les chiffres commencent à sortir.

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